Madeleine Gauthier
INRS-Culture et Société (Québec, Canada)
Dimanche, le 7 mars
Quelle semaine m’attend! Et quel contraste avec cette semaine que je viens de «me payer» à écrire la présentation d’un ouvrage collectif qui devrait être publié depuis plusieurs mois déjà… Une année un peu folle ponctuée de congrès (dont celui de l’AIS), de nouveaux projets, de la création d’un Observatoire sur les jeunes et la société. Une année qui ne m’a pas permis d’écrire autant que je l’aurais voulu. Je me rends compte que la gestion de la recherche m’accapare de plus en plus, que les équipes grossissent, que les étudiants intéressés par la thématique que je propose se font plus nombreux. À chaque jour de la semaine qui vient, j’aurai une réunion. C’est trop. Il me faudra sérieusement réfléchir à l’organisation de mon temps, à l’abandon ou à la délégation d’un certain nombre d’activités. Mais quoi? Sans compter le temps qu’il faut consacrer à la résolution de problèmes de fonctionnement qui en grugent déjà beaucoup trop. Ah! si on pouvait, à certains moments, travailler en équipe sans équipiers, dans une institution sans collègues ni direction … Je prends mon courrier et je me rends compte que je me plains pour rien. Un message daté du 6 mars me parvient de Rome, une lettre de protestation contre la violence faite aux enfants de la rue au Guatémala. Un extrait du journal d’une jeune: «Porque cuando me tratan mal, ni yo misma me quiero y me siento mal, lo unico que pido es que me traten bien.» Autres lieux, autres mœurs : les jeunes d’ici se font de plus en plus entendre. La dernière des protestations : contre les clauses orphelins dans les conventions de travail, ces clauses qui permettent aux employeurs d’avoir des échelles de rémunération différentes pour les nouveaux arrivés dans le service ou l’entreprise. Un projet de loi est sur la table… Les gouvernements sont de plus en plus sensibles aux revendications des jeunes. Le gouvernement provincial organisera un Sommet de la jeunesse au début de l’an 2000. Sensibilité ou récupération politique…? Lundi, le 8 mars La corvée des réponses aux téléphones et au courrier électronique : merveille et misère de l’électronique. La planète ne m’est jamais apparue aussi petite et le temps, aussi court. Pourvu que cela ne raccourcisse pas ma vie… Il n’y a que les jours qui allongent! Il fait déjà clair quand je quitte la maison le matin et il fait encore clair quand je rentre le soir. Mais il y a encore plus d’un mètre de neige devant la maison. Le printemps n’est pas pour demain. Un peu de détente à la lecture du roman de Gaétan Soucy, La petite fille qui aimait trop les allumettes (Boréal, 1998). Quelle force d’écriture et quelle imagination! Mardi, le 9 mars Séminaire avec des collègues montréalais qui préparent un projet sur les jeunes et l’Internet alors qu’une de mes collaboratrices travaille sur l’usage des médias chez les jeunes adultes (18-24 ans). Nous nous apprenons mutuellement beaucoup de choses. Pour nous, ce sera l’existence de ces micro-sociétés construites autour des forums de discussion sur Internet, avec leur hiérarchie, leurs mécanismes de sélection, leurs règles, leurs sanctions, etc. Pour eux: la baisse d’écoute de la télévision et de la lecture des quotidiens chez les jeunes (15-24 ans), en particulier en ce qui concerne les affaires publiques. L’Internet aurait-il pris la place, ou serait-ce la lecture (hausse de l’intérêt de ce côté)? Du pain sur la planche pour les uns et pour les autres. Et du plaisir à nous informer mutuellement. Si Québec n’était pas si loin de Montréal, disent mes collègues montréalais, beaucoup plus loin que Montréal de Québec, dois-je ajouter puisque j’ai à m’y rendre si souvent! Mercredi, le 10 mars Derniers préparatifs aux deux réunions qui m’arrivent simultanément parce que planifiées longtemps d’avance par des organisateurs différents. Je ne puis me dispenser ni de l’une (puisque j’en suis l’organisatrice), ni de l’autre parce qu’il s’agit d’un événement intellectuel qui ne repassera pas et que j’y assume une petite responsabilité. Je développerai donc le don d’ubiquité. Ce ne sera pas la première fois (il m’arrive de continuer d’écrire un texte pendant une «sérieuse» conférence téléphonique). Oh! malheur! Mon institution est en train de se doter d’un système de téléconférence! Décidément, l’électronique me poursuit jusque dans mes derniers retranchements. Dire qu’un de mes jeunes et brillants collègues a prétendu, il y a quelques années, que les femmes de mon âge avaient beaucoup de difficulté à s’adapter au monde de l’électronique. Ce sont les chercheures (vous remarquerez la féminisation du mot, acceptée en français québécois, mais toujours refusée par l’Académie française…) de mon âge qui, dans notre Institut, ont les premières produit un CD-Rom, utilisé notre site web pour entreposer les résultats d’une enquête sous un code secret de façon à partager la même information, peu importe où se trouvent les participants au projet (certains en Europe), les premières à prendre part à des forums électroniques de discussion, etc. Chez-nous, les hommes ont la vie dure. C’est particulièrement vrai des jeunes hommes. Motif à réflexion et … à projet de recherche! Jeudi, le 11 mars La ronde des réunions commence et durera jusqu’à dimanche. Rude journée à décider de la méthodologie à suivre dans l’exploitation des données de notre sondage sur la migration des jeunes. Nous avons du pain sur la planche pour les cinq prochaines années… à moins que Madeleine prépare une belle demande de financement, que l’équipe l’obtienne et que nous embauchions un professionnel de recherche qui ferait exclusivement de l’analyse! La soirée se passe dans le cadre de l’autre réunion en présence de Charles Taylor (Sources of the Self et The Malaise of Modernity) qui fait le discours d’ouverture intitulé «Une place pour la transcendance dans nos sociétés industrielles avancées?». Un colloque intitulé «Mutations culturelles et transcendance à l’aube du XXIe siècle». Je tenais à ce colloque à cause du thème, mais aussi parce qu’on y rend hommage à quelqu’un qui est décédé récemment et à qui je dois beaucoup : mon directeur de thèse et mon premier directeur de recherche dans l’institution où je travaille en ce moment, Fernand Dumont (Le lieu de l’homme, Raisons communes, Une anthropologie en l’absence de l’homme et tant d’autres travaux qui ont marqué notre pensée et notre société). Je me trouve parfois bien chanceuse de pouvoir ainsi, de temps à autre, sortir du «data» pour réfléchir à notre condition commune en cette fin de siècle. Non pas que je méprise mon travail de terrain. Bien au contraire, je l’ai choisi par exigence intellectuelle à un moment de ma vie de chercheure qui coïncidait chez-nous avec un vacuum au plan de la théorie. Vendredi, le 12 mars Tiraillements dans mon équipe de recherche : les tenants de l’analyse qualitative se sentent frustrés de ce qu’on ne consacre pas suffisamment de temps au contenu de leurs analyses et cela au profit de l’analyse statistique. Difficile d’appliquer intégralement la méthode de la «théorie ancrée» (Grounded theory) lorsque la période consacrée à la recherche est délimitée par les subventions et les rapports à produire. Il y a toujours une étape qui écope et des frustrations bien légitimes. Samedi, le 13 mars Symposium sur la transcendance: les femmes découvrent que les hommes ont la parole lorsqu’il s’agit de parler de sens et de transcendance. Aucune des communications importantes de la journée n’est présentée par une femme. Nous devons nous contenter de présider ou d’animer les sessions. Que les organisateurs se le tiennent pour dit : nous n’avons pas manquer de le leur souligner. La chose fut, bien entendu, reprise par les médias. Un message sur mon répondeur : le président d’un important regroupement de jeunes voudrait bien que je me joigne à une équipe qu’il est en train de constituer… Voilà que des araignées reviennent piquer mon cerveau (Le savant et le politique :Weber; «sociologie et liberté» : Berger; «l’impact de la recherche» : Hugues, etc). Quelle distance prendre, quelle distance garder vis-à-vis ce qui semble être une nouvelle «montée» de la jeunesse ou, à tout le moins, des revendications de la jeunesse scolarisée? Souvenirs d’une certaine jeunesse que les jeunes d’aujourd’hui nous reprochent de trop souvent rappeler. Relations intergéné rationnelles qui nous tiennent…